Des rives de la Méditerranée à l'Orient, de la Turquie aux sources du Gange, en suivant d'anciennes routes commerciales, parcourues par les caravanes depuis plusieurs millénaires, c'est, autant que possible, à pied que Matthieu et Françoise dérouleront un long chemin. En 2016, le premier mouvement de cette aventure les a conduits d'Istanbul à Téhéran en traversant l'Anatolie, les rivages de la Mer Noire, la Géorgie et l'Arménie. Fin août 2017, repartant de Téhéran, ils gagnent la Mer Caspienne ; puis après un transit rapide du Turkménistan, ils rejoignent l'Ouzbekistan, Boukhara, Samarkand, traversent la Ferghana puis atteignent fin novembre 2017 Bishkek, la capitale kirghize. Début septembre 2018, ils quitteront Och au Kirghizstan pour Irkeshtam d'où ils pénétreront en Chine ; puis après la traversée de la Kunjerab Pass, ils enteront au Pakistan, puis atteindront l'Inde et continueront vers Haridwar, but de leur périple.

vendredi 27 octobre 2017

Lost in translation - épisode 2

14 octobre. Nous sommes à Quchan et demain nous devons impérativement entrer au Turkménistan ainsi que le spécifie la lettre d'invitation durement obtenue après 2 visites au consulat du Turkménistan à Paris et un dossier abondamment alimenté de lettres de motivation, photocopies de passeport, assurances, photos le tout en multiples exemplaires. Nous partons pour Bajiran, dernier village avant la frontière, en taxi.
Comme pour nous faire regretter notre départ vers les steppes d'Asie centrale, le chauffeur opte pour une petite route qui traverse une vallée boisée, toute dorée en ce mois d'octobre. Nous arrivons à Bajiran, bourg de 250 habitants. Il y a un hôtel, qui est le principal édifice de cette petite bourgade et, d'ailleurs, sa fierté comme l'atteste une fresque murale. Nous en serons les seuls occupants, le gardien nous en ayant laissé les clés.


Nous dénichons un petit restaurant où nous dégustons notre dernier dizzi. Nous y voyons également les premières femmes turkmènes qui ont visiblement évacué à leur manière la stricte règle du hijab.


15 octobre. Réveil à l'aube. Le cœur est serré. Nous quittons l'Iran pour un pays qui, pour nous, est plein d'incertitude. Sur un mur de Bajiran, la voie peinte ne nous rassure guère.


Un brave chient, guide improvisé nous accompagne. Quelques kilomètres de montée et nous y sommes.



Nous passons les contrôles du côté iranien et avançons vers l'inconnu, tête basse et sueur froide au front. Un point positif : Francoise peut ôter son hijab. Du côté turkmène, un reste de soviétisme habite la préposée à la taxe (visa, taxe d'immigration ... pour 5 jours + frais bancaires !) ; puis ce sera empreinte de la rétine, du pouce droit, du pouce gauche et miracle, après relativement peu d'attente, nous sommes dotés du précieux sésame sur nos passeports.
Et nous voici poussés vers la sortie pour 5 jours, durée maximum de notre visa de transit. Bus obligatoire pour franchir le no man's land de 20 km de désert, camps militaires et miradors. Le bus se remplit de joyeux passagers turkmènes de retour au pays. Rires, musique à tue-tête ... Nous venons de passer dans un autre monde loin de l'austère Mashad.


Dès notre entrée dans Ashgabat, nous sommes assaillis par un délire d'éblouissants bâtiments de marbre blanc, de sculptures étranges et de statues dorées. Dans toutes les grandes villes du pays, le kitsch règne. Photos interdites bien sûr. À Mary, une somptueuse mosquée blanche semble surdimensionnée par rapport au maigre nombre de fidèles qui répondent à l'appel de la prière.



Ce sera néanmoins dans un triste hôtel soviétique que nous logerons notre seule nuit à Ashgabat. Dans la capitale, ainsi que dans le reste du pays, la police est omniprésente. La paranoïa est à son comble. Sur une simple place d'un jardin public, nous avons décelé une vingtaine de caméras. Il est interdit de photographier les femmes turkmènes, les monuments, les fleurs sur un marché, ...

Parmi les publicités qui s'affichent dans les espaces publics et privés de tout le pays et dans les journaux, c'est la photo du Président qui domine. Polymorphe, il apparaît aussi bien en chef de la police, pilote de ligne, général en chef, cycliste, dévot ... La plus répandue, néanmoins, est celle où il pose devant un tapis turkmène.



Un trajet en taxi pour gagner Mary où nous restons deux nuits, puis un autre pour Turkmenabat, nous ont fait prendre conscience des dangers de la route. Ici, contrairement à l'Iran, les problèmes ne sont pas occasionnés par les véhicules et leurs chauffeurs. De véhicules d'ailleurs, il y en a très peu. Néanmoins les limitations de vitesse y sont nombreuses, variées et aléatoires. Il est quasiment impossible d'avoir la certitude de les avoir respectées. Des policiers plantés au milieu de nulle part en plein désert sont particulièrement actifs pour arrêter tous les véhicules qu'ils souhaitent en exhibant une sorte de séchoir à cheveux, seule preuve technologique d'une supposée faute. Chacun est prêt à endosser le costume du contrevenant universel et ce, en glissant discrètement un billet soigneusement caché sous les papiers du véhicule.
Bien entendu, tout au long de la route, nous avons pu remarquer un langage des signes permettant à tout chauffeur de signaler le danger, dans une grande fraternité civique et solidaire. Nous ne sommes pas très fluent en turkmène mais il nous été facile de comprendre les sentiments partagés de la population envers une maréchaussée avide et prédatrice.

Dans ce pays digne d'un roman de Georges Orwell, nous avons trouvé une population attachante et, plus on s'éloigne de la capitale, plus on retrouve la simplicité de la vie en Asie centrale où prendre une photo ne devient plus un délit et où des animaux se promènent au bord des routes.



À Merv, antique cité du Khorassan, dont nous parlerons dans un autre article, nous avons même assisté à un rassemblement à l'occasion d'un mariage.



Enfin, les marchés (bazars) restent des lieux extrêmement vivants. On y trouve de tout et leurs abords sont animés d'une foule chaotique au milieu de voitures et de bus qui y drainent les habitants de la région. Nous y avons dégusté notre premier plov. Celui-ci sera suivi d'une longue série qui, parfois, nous fait rêver à une choucroute.




Dernier soir au Turkménistan. Nous trouvons un hôtel vieillot et simple mais pourvu de lits propres, d'eau chaude et d'une accueillante gardienne. Alors que nous partions le lendemain matin, nous tombons sur Alexander. Russe, volubile, extraverti, il nous propose un petit déjeuner avant que nous partions vers la frontière. Ça ne se refuse pas. L'aventure commence. Alexander est "dans le business" et se reconnaît comme faisant partie de la "petite mafia turkmène". Nous visitons ses bureaux, traversant son équipe au garde-à-vous, buvons du thé, mangeons des bonbons, sommes présentés à un ex-officier de police, ... Bref, le temps passe. Le petit déjeuner se prendra dans sa maison où nous dégustons d'excellents beignets de potirons, du chou farci, de la viande séchée d'Arménie, ... Nous faisons connaissance de sa fille, de son chien et de son chat grognon.



Puis il nous emmène à la frontière après avoir passé la mythique Amou-Daria. De chaleureuses embrassades marquent notre séparation et nous quittons le Turkménistan.



Matthieu et Françoise

jeudi 26 octobre 2017

Poètes, savants et penseurs du Khorassan


"C'est le livre des rois des anciens temps, 
Évoqués dans des poèmes bien éloquents. 
Des héros braves, des rois renommés 
Tous un par un, je les ai nommés. 
Tous ont disparu au passage du temps 
Je les fais revivre grâce au persan. 
Tout monument se détruit souvent 
À cause de l’averse, à cause du vent. 
J’érige un palais au poème persan 
Qui ne se détruira ni par averse ni par vent. 
Je ne mourrai jamais, je serai vivant 
J’ai semé partout le poème persan. 
J’ai beaucoup souffert pendant trente ans 
Pour faire revivre l’Iran grâce au persan."

C'est par ces vers (traduction de Mahshid Moshiri) que Ferdowsi, poète persan du Xème siècle, présente son poème épique, le "Livre des Rois" (Shâh Nâmeh). Né et mort dans la region de Tous (petite ville proche de Mashad)), Ferdowsi était musulman mais il semble qu'il suivait également les anciens rites zoroastriens.

Inscription sur le mausolee de Ferdowsi
Il eut un rôle important pour le renouveau de la langue perse. Il consacra 40 ans de sa vie à cette formidable épopée nationale de plus de 100 000 vers écrits dans une langue qui a peu vieilli ce qui lui assure encore des lecteurs de nos jours.


Par un jeu subtil de différents bus, nous nous sommes rendus à Tous pour visiter le tombeau de Ferdowsi. Celui-ci est niché dans un jardin verdoyant au milieu de l'ancienne ville de Tous dont on aperçoit encore les ruines et des restes de remparts émergeant du désertique plateau iranien. La tombe devant laquelle se photographient les iraniens est recouverte d'un mausolée rappelant le tombeau de Cyrrhus à Pasgardes près de Shiraz. Des bas-reliefs rappellent les exploits de Rostam, grand héros de cette épopée.



Comme toujours en Iran, les visiteurs se recueillent sur la tombe de leurs poètes.


Autour du jardin, tout n'est que poussière ocre. Le jardin est une oasis où il fait bon se reposer. Un groupe de musiciens d'une petite ville du Khorassan nous a offert un concert de musique populaire.


C'est Ferdowsi qui nous accompagnera lors de notre départ de l'Iran sur le mur peint de l'école de Bajiran, dernier village avant la frontière avec le Turkménistan. Enfin, pour la petite histoire, une rue Ferdowsi traverse le Parc Monceau à Paris.


Quelques jours plus tard, c'est à Nishapur que nous aurons rendez-vous avec d'autres grands poètes persans. Omar Khayyam, mathématicien du XIème siècle, a laissé des traités d'algèbre qui faisaient autorité en Orient au Moyen-âge. Astronome, il a rénové le calendrier persan. Enfin, poète, il est connu pour avoir célébré le vin, la beauté et l'amour dans les Rubayat (quatrains) écrits en persan.


"Une telle odeur de vin émanera de ma tombe, 
que les passants en seront enivrés. 
Une telle sérénité entourera ma tombe, 
que les amants ne pourront s’en éloigner."
(les quatrains présents dans cet article ont été traduits du persan par Franz Toussaint, 1924).

Ses écrits et, en particulier, ceux qui exposent sa vision de la foi et de la religion, n'étaient pas vraiment conformes à l'Islam qui dominait la Perse à la suite des invasions arabes. De nos jours, encore, seuls certains quatrains sont "reconnus" par le pouvoir en place.

"Les rhéteurs et les savants silencieux sont morts 
sans avoir pu s’entendre sur l’être et le non-être. 
Ignorants, mes frères, continuons de savourer le jus de la grappe, 
et laissons ces grands hommes se régaler de raisins secs."

Était-il agnostique comme certains l'ont pensé ? Était-il simplement un hédoniste profitant des plaisirs terrestres ? En fait, ses poèmes montrent un esprit animé d'un certain scepticisme envers les règles religieuses rigides, mais non dénué de foi, à l'image des soufis, ainsi que le prônera Rumi un peu plus tard.
Ses quatrains restent toujours d'actualité comme on peut le lire ci-dessous

"Dans les monastères, les synagogues et les mosquées 
se réfugient les faibles que l’Enfer épouvante. 
L’homme qui connaît la grandeur d’Allah 
ne sème pas dans son cœur les mauvaises graines de la terreur et de l’imploration."

La tombe de Khayyam n'offre pas grand intérêt. Monument sans charme des années 1970, elle se dresse au milieu d'un jardin fleuri.


Un petit kilomètre de marche et nous entrons dans le sanctuaire dédié à Attar. Farid al din Attar de Nishapur est un poète mystique persan du XIième-XIIIème siècle. Il embrassa la doctrine soufi. Il fut exécuté par les mongols lors de l'invasion du Khorassan. Le livre d'Attar le plus célèbre en Occident est "La Conférence des Oiseaux". L'ouvrage commence ainsi :

"Chercheur de vérité, ne prends pas cet ouvrage pour le songe éthéré d’un imaginatif. Seul le souci d’amour a conduit ma main droite

La Conférence des Oiseaux relate le parcours initiatique d'une troupe d'oiseaux à la recherche de l'oiseau royal, Symorgh, qui fait vivre l'univers. Le voyage est semé d'embûches et seul un petit nombre d'oiseaux arrive à bon port. Ceux-ci auront appris que Dieu n'est pas au-dessus de l'univers mais en lui.



Si le soufisme n'est pas vraiment apprécié par le régime actuel iranien, de nombreux persans ont adopté, de manière parfois secrète peut-être, cette pensée. Il n'est qu'à voir le recueillement sur la tombe d'Attar.



Matthieu et Françoise